PC £x.2 Digitized by the Internet Archive in 2012 with funding from University of Toronto http://archive.org/details/julestellie186300char JULES TELLIER DANS LA MEME COLLECTION Henri de régnier et son œuvre, par Jean de Gourmont. LA NAISSANCE ET L'ÉVANOUISSEMENT DE LA MATIÈRE, par le Dr Gustave Le Bon. dante, Béatrice et la poésie amoureuse, Essai sur l'Idéal féminin en Italie à la fin du XIIIe siècle, par Remy de Gourmont. François coppée et son œuvre, par Gauthier Ferrières. les harmonies de l'évolution terrestre, par Stanislas Meunier, professeur au Muséum. la révolution russe et ses résultats, par P.-G. La Chesnais. magnétisme et spiritisme, par Gaston Danville. FRANCIS JAMMES ET LE SENTIMENT DE LA NATURE, par Edmond Pilon. le génie et les théories de m. lombroso, par Etienne Rabaud la question d'homère, Les Poèmes homériques, V archéologie et la poé- sie populaire, par A. van Gennep, suivi d'une bibliographie critique, par A.-J. Reinach. la pensée de Maurice barres, par Henri Massis. l'intelligence et le cerveau, par Georges Matisse. REMY DE GOURMONT ET SON ŒUVRE, par Paul EsCOUbe. Gustave le bon et son œuvre, par Edmond Picard. jifLBSv renard Ey son œuvre, par Henri Bachelin. cuy|E;R ET jgîîo£froy saint-hilaire d'après les naturalistes allemands pa£ E.-^f.Vfrouessart, professeur au Muséum. le salaire, se£ formes, ses lois, par Christian Cornélissen. l'évolution idéologique d'émile verhaeren, par Georges Buisseret. alfred giard et son œuvre, par Georges Bohn, avec la Bibliographie complète de son œuvre. rené quinton, Origines marines de la vie. Lois de constance originelles. Essai sur l'esprit scientifique, par Lucien Corpechot. henri poincaré, par Sageret. le végétarisme, par Raymond Meunier, chef de Travaux à l'Ecole des Hautes-Etudes. la philosophie du bovarysme, Jules de Gaultier, par Georges Palante. L'ŒUVRE DE MAURICE MAETERLINCK, par M. Esch. la pensée d'henri bergson, par Joseph Desaymard. les ruines de l'idée de dieu, par Georges Matisse. la graphologie, par E. de Rougemont, préface de Remy de Gourmont. Baudelaire et la religion du dandysme, par Ernest Raynaud. LE SYMBOLISME FRANÇAIS ET LA POÉSIE ESPAGNOLE MODERNE, par A. Zéréga- Fombona. i*S»tf»\$ LES HOMMES ET LES IDÉES n Jules Tellier 1863-1889 HENRIETTE CHARASSON AVEC UN PORTRAIT DE JULES TELLIER PARIS MERCVRE DE FRANl^ XXVI, RVE DE CONDÉ, XXV«? M G M X X I I Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction réservés pour tous pays. I lu 2 À Madame H. du Pasquîer. « La vie n'est de soy ni bien ni mal, c'est la place du bien et du mal, selon que vous la leur faictes. » Ainsi disait le jovial Montaigne, et c'est bien sans le vouloir copier que, dans une similitude de pensée, Tristan Noël, voix doulou- reuse de Jules Tellier, écrit: (( La vie est un bien », dit l'un, et l'autre : « Elle est un mal. » — Quelle vie? la mienne ou la vôtre? La vie en soi n'est rien, ni triste, ni joyeuse, ni stoï- cienne, ni épicurienne : elle esc la vie ; et en nous elle se fait différente au gré de nos diverses natures. Nous avons tous notre vie, bonne ou mauvaise, sui- vant ce que nous sommes et ce que nous la fai- sons. Il ajoute, il est vrai, en navrante confession : Sans doute ma vie à moi est un mal ! Mais je ne JULES TELLIER m'en prends point aux choses qui peut-être n'exis- tent pas, qui ne sont en tout cas que ce que je les vois. Je n'en accuse que moi-même, ou le destin. Quelle vie était donc la sienne, pour que cet enfant de vingt ans se montrât si découragé ? L HOMME ET LA VIE Voici quelque trente ans que Jules Tellier n'est plus et que son âme durement froissée s'évanouit dans la brume ; qui se souvient de lui, hormis une mère triste, morte peut-être maintenant, et quelques amis silencieux ? — Je suis né, ô bien-aimée — [racontait-il], un vendredi, treizième jour d'un mois d'hiver, dans un pays brumeux, sur les bords d'une mer septentrio- nale. Pourtant les flots qui battaient ma porte étaient d'un vert pâle, pareils à un espoir incertain, et plu- sieurs espérèrent en moi dans mon enfance. Mais ils espéraient, encore que dès longtemps déjà je n'espérais plus. Le vent, en s'engouffrant dans la cheminée, me disait des chansons lugubres, pleines d'un mystérieux ennui ; et quand je me promenais les soirs sur la grève, les vagues venaient me saluer" l'une après l'autre, monotones et isochrones, avec rULES TELLIEU des bruits toujours aussi tristes, comme une succes- sion de maximes de La Rochefoucauld. A l'âge où d'autres jouent à la balle, j'ai grandi taciturne, occupé de chimères sombres, et à l'âge où d'autres commencent à songer à leurs cousines, il se trouva que j'avais tant rêvé que le rêve avait comme usé mon âme. Si bien que le jour où je pus enfin posséder les objets souhaités, je n'en jouissais plus, ayant épuisé à l'avance, en les rêvant, tousles plaisirs qu'ils m'au- raient pu donner (1). Au bout d'une rue commerçante, étroite et sombre, voici l'ancienne jetée havraise où tant de promeneurs ont usé leur rêverie; puis, à gauche, le Grand Quai bordé de petites mai- sons tristes et laides, débits pour matelots sur- montés d'étroites chambresbasses. Des fenêtres, la vue s'étend sur l'eau trouble du Bassin, tout planté de mâts aux voiles grises et rousses, et perpétuellement sillonné de petites barques de pêcheurs. Pendant seize ans, Jules Tellier con- templa cet horizon. Sa famille paternelle, très simple, était origi- naire d'Honfleur. Nul de ses membres ne se fit remarquer par une vive intelligence, on y ci- tait avec admiration un oncle qui était homme de loi. Le père de Tellier fut caissier durant toute sa vie ; certains négociants du Havre se (1) Discours à la Bien-Aimée {Reliques), JULES TEL LIER rappellent encore ses incroyables dons de cal- cul. C'était un homme grand et fort, aux yeux enfoncés sous l'orbite, de caractère assez froid et d'instruction médiocre; il adorait son fils. Mme Tellier, petite, douce, un peu renfermée, sans aucune culture, mais de manières assez dé- licates, avait passé son adolescence dans un couvent où elle faillit se faire religieuse. Reve- nue dans l'épicerie de son père, elle y connut Léon Tellier, qu'elle épousa en 1858. Un premier garçon, de précoce intelligence, fut enlevé par une méningite à sept ans, et toute l'affection des parents se reporta sur le petit Jules, né le 13 février 1863, date qui lui paraissait fatidique, et dont il conserva toujours une impression profonde. Débile, nerveux, ne jouant jamais comme les autres bébés, perpé- tuellement plongé dans un rêve insaisissable, il ignora toujours, nous aditsa mère, le maniement d'une toupie; mais, à quatre ans, il lisait déjà dignement les journaux : « Tout enfant [nous écrivit un de ses camarades (1)], il étonnait son entourage par la gravité de ses réflexions. » Doux et silencieux, il était pourtant difficile de caractère, à cause de sa délicatesse de santé ; il ne vivait déjà que pour les livres, ses parents lui donnaient plus d'argent de poche (1) M. Topsent, chargé de coursa la Faculté des Sciences de Caen. 40 JULES TELLIER qu'on ne fait dans la classe moyenne, et tout passait chez les libraires. Il avouait plus tard en ces vers : Doux enfants, dont le cœur, muet quoique orageux, Est plein d'un grand mépris de la course et des jeux, Qui n'êtes plus compris tout entiers par vos mères, Vous qui plongez, fixant vos yeux sur des chimères, En des rêves sans fin votre esprit éperdu, Ecoutez bien, le don du rêve m'a perdu... (1). Dès qu'il sut écrire, il composa des vers, il aimait de les lire à sa jeune sœur, lui disant gravement : « Attention, vois s'il n'y a pas quelque chose qui cloche. » Il se plaisait à « prê- cher » , son goût des phrases oratoires se retrouve déjà dans ces sermons qu'écoutait, admiratif, son entourage, — et déjà perçait en lui cette « âme de rhéteur », dont il s'accusa plus tard. Après deux ans passés dans une petite école voisine, l'état de sa santé obligea ses parents à l'envoyer à la campagne, dans une pension près de Montivilliers. Il y vénérait un de ses profes- seurs, pour avoir, en sa vie, écrit un beau vers. C'est là aussi qu'il connut un vieux maître répé- titeur, qui, aux jours de congé, lui enseignait le peu de latin qu'il savait. Plus tard, ses parents se décidèrent à le mettre au lycée. Il n'avait pas quatorze ans — [raconte un de ses an- (1) « Danger du Rêve» (Reliques), JULES TELLIER M ciens camarades (1)] — lorsque nous le vîmes pour la première fois, un matin du mois d'août, entrer dans la classe de lettres des cours de vacances. C'était un grand garçon maigre et pâle, aux traits anguleux, aux longs cheveux châtains, l'air doux et mélanco- lique, mais dont le regard, profondément enfoncé sous l'arcade sourcilière, avait par instants une vi- vacité extrême. Nous étions là une quarantaine d'élèves de différentes classes, depuis les « hui- tièmes » jusqu'aux futurs rhétoriciens ; lorsqu'on lui demanda en quelle classe il devait entrer, il ne sut que répondre. Il dit cependant qu'il avait fait du latin pendant six mois, et, son tour d'explication venu, il nous surprit tous en traduisant à livre ouvert, et sans hésitation, un long passage des commentaires de César. Arrivé en étude, il s'empara d'une grammaire anglaise qui appartenait à l'un de nous, et, bien, qu'il n'eût jamais étudié l'anglais, il se trouva qu'à la fin des vacances il le traduisait presque aussi couramment que le latin. Un autre de ses condisciples (2) nous écrivait naguère : Sa physionomie me frappa certainement, car c'est le seul de mes camarades pour lequel je pourrais donner un renseignement analogue ; il avait un vi- sage pâle, un air maladif, des pommettes saillantes, des yeux caves et profonds. Sa mémoire était extra- ordinaire; on publiait alors la Légende des Siècles, de (1) M. Vallée, rédacteur au Petit Havre. (2) M. Chrétien, professeur au lycée de Saint-Brieuc. 12 JULES TKLLIEB V. Hugo. Tellier se procurait chaque volume au moment de son apparition, le lisait avidement, puis le fermait, le sachant d'un bout à l'autre. Cette mémoire prodigieuse ne se démentit pas un instant; sa mère n'a pas souvenance de l'avoir vu apprendre ses leçons, il les lisait en allant au lycée, et cela lui suffisait; c'était un élève détestable en sciences, qui, hormis le grec, le latin qu'il parlait comme le français, et la littérature, voulait ignorer les programmes scolaires, ne remettant ses devoirs qu'à force, et, comme le Pierre Nozière d'Anatole France, « s'occupant de choses étrangères à la classe ». 11 négligeait mon enseignement tout en m'éeou- tant — [nous écrivit son professeur d'histoire(i)], — mais les lettres pures me l'enlevaient. C'était un garçon particular, comme disent les Anglais, sans ambition, mélancolique, et même un peu terne. Mais qu'on parlât de vers, et son visage s'éclaircissait. , Son insouciance, jointe à ce continuel travail cérébral, contribua à lui délabrer la santé : son vieux professeur d'histoire se rappelait l'avoir reçu chez lui toute une demi-journée; à cinq heures du soir, il n'avait pas encore mangé, il avait l'intention de se restaurer en avalant (1) M. Vallin. JULES TELLIER 13 à la hâte pour quelques sous de moules. La vie matérielle n'existant pas pour lui, l'exis- tence coutumière n'était que la rançon de la Poésie, et ses amis reconnaissent qu'en dehors des vers, peu de choses l'intéressèrent. J'ai été [écrivit-il plus tard] l'enfant que fut Ovide, lisant les poètes de Rome, et songeant à eux avec vénération, et les imaginant semblables à des dieux. . . Et l'homme ne s'est pas dépouillé tout à fait des illusions de l'enfant. En vérité, quiconque a fait seulement tenir sur pied dix bons vers, celui-là, n'eùt-il d'ailleurs, comme il arrive, ni de bon sens, ni d'esprit, m'apparaît encore parfois comme un être privilégié, aux cheveux ceints d'une auréole et au front marqué d'un signe (1). Dès son jeune âge il fit des vers; mais il ap- portait à les juger la môme sûreté de critique et la môme lucidité de jugement que s'ils n'avaient pas été siens. Et par là, semble-t-il, dut débuter son pessimisme. Si l'on excepte quelques pièces de toute beauté, les poésies de Tellier sont la partie inférieure de son œuvre ; il s'en rendit toujours compte, et que, malgré son travail incessant, il ne parviendrait pas à la perfection lyrique, à l'efFervescence de verbe qu'il admirait tant chez les maîtres et surtout chez Hugo : il en souffrit d'une façon aiguë. (1} Préface de Nos Poètes. 14 JULES TELLIER En effet, le pessimisme provient souvent d'un état maladif, joint à un sentiment conscient d'impuissance. L'admiration des esprits ordi- naires, — source de joies pour un écrivain vaniteux, — ne lui apportait aucun réconfort, et le lycéen prodigieux dont la mémoire unique défrayait les conversations écolières était déjà le Tristan Noël qui, à vingt ans, s'avouait dé- sespérément : Je n'atteindrai pas l'idéal, et je ne puis me retour- ner vers le réel. Avez-vous vu se débattre des crabes tombés sur le dos ? Ils agitent désespérément les pattes sans pouvoir se redresser, et contemplent avec effarement ce ciel lointain qui n'est pas fait pour eux. La modestie surprend toujours, même chez les gens les moins doués ; à plus forte raison chez ceux qui semblent supérieurs. Elle est d'ailleurs maladroite, l'homme vraiment fort doit connaître sa valeur. La modestie, comme le scrupule, apparaît ainsi qu'une maladie, une moisissure. Bien peu d'êtres, il est vrai, en sont atteints, et c'est là maladie d'âmes nobles et délicates, — que la brutalité géniale ne connaîtra jamais. Subit-il, « à l'âge où d'autres jouent à la balle », quelque douloureuse crise religieuse? Nul écho n'en persiste dans son œuvre d'homme ; JULES TELLIER 15 et cependant quelques pièces de 1874 à 1878 (1) portent la trace d'une inquiétude métaphy- sique : Je ne sais plus prier, et ce Dieu qu'on implore, Je le cherche partout et ne le trouve pas (2). Etait-ce l'accent d'une petite âme angoissée, ou subissait-il ici quelque influence littéraire? Un de ses plus intimes amis nous a certifié : Il n'a jamais eu, il me Ta dit bien souvent, une conception religieuse, ou simplement spiritualiste, des choses... Avec lui, aucun « retour » au catholi- cisme n'était possible, puisqu'il n'y était jamais allé (3) ! Cet être tout cérébral était naturellement concentré; il n'aimait pas à parler de lui, et ne se confiait guère. Sans le dire, il souflrit beau- coup de se sentir étranger à son milieu : l'in- compréhension familiale, qu'imposent les dif- férences d'âge et d'éducation, s'augmentait ici de cet écart formidable des intellects. Ses pa- rents, qui l'aimaient profondément, ne pou- vaient pas le soupçonner, et ce fut un isolement de plus autour de cette âme déjà naturellement solitaire. (1) C'est-à-dire de onze à quinze ans. (2) Vers inédits communiqués par M. Maurice D. (3) Lettre de M. Charles Le Goffic (inédite). 16 JULES TEL LIER Sa précocité n'était pas uniquement cérébrale et il faut se rappeler certains vers de la Cité intérieure : ...Et qu'à l'âge où l'enfant fiévreux et solitaire, Consumé de désirs toujours inapaisés , _ Sans être mûr pour eux, convoite les baisers... Et c'est là sans doute allusion à de bien pro- fonds troubles d'adolescence, car, au milieu d'une critique littéraire, l'aveu douloureux lui échappe : Mais comme il m'émeut, l'enfant précoce et triste, en qui les sens parlent longtemps avant le jour oit il pourra les satisfaire (i). Il faut ajouter que, durant sa courte vie, Jules Tellier souffrit d'une sensibilité aiguë, de ces sensibilités morbides de femme ou de poète, douloureuses jusqu'à la torture (2) ; et jamais il ne connut l'équilibre intérieur. En ce lycéen fantaisiste et renfermé, c'était la tempête dans un verre d'eau. Cependant, on me fit étudier sous des maîtres sa- vants : mais avec de l'oreille, je devins un poète ennuyeux, avec de la faconde un rhéteur médiocre, et avec de la mémoire un grammairien détestable (3). (1) Nos Poètes. (2) Sa répulsion pour les araignées était une maladie : et, à ce propos, cf. dans les Proses l'importance quelles y ont la Chambre, V Araignée. (ô) « Discours à la Bien-Aimée » [Reliques). JULES TEL LIER 17 A la fin de 1878, Tellier entra dans la classe de rhétorique, où professait Jules Lemaître ; cet esprit très fin reconnut tout de suite la va- leur extraordinaire du nouveau venu. Il écri- vait à un jeune étudiant très cultivé (1) ces lignes étonnées : « J'ai pour élève, cette année, un garçon merveilleux, Jules Tellier, dont l'érudition parnassienne ferait pâlir la vôtre. » Le jeune professeur prit rapidement en amitié ce cerveau capable de le comprendre : (Juand il nous donnait, en classe, lecture des poé- sies qu'il venait de faire, en appelant à notre goût et sollicitant nos critiques, c'était, nous le comprenions bien, à Tellier qu'il s'adressait (2). Ces classes de Lemaître sont restées en sou- venir charmé dans l'esprit de ses élèves et Tellier en donna plus tard un amusant tableau : C'étaient des classes bien surprenantes; Le Roux en a parlé un jour. On y lisait plus de Leconte de Lisle et de Flaubert que de Boileau et de Bossuet. On y cherchait des exemples de cathachrèses et de synecdoches dans la Chanson des Gueux, ou dans les vers rustiques de Rollinat, qui n'était alors que l'au- teur ignoré de Dans les Brandes. Si l'on n'y commen- tait point les décadents, c'est tout bonnement qu'ils n'existaient pas encore. Dans la classe dont je fis (1) Docteur Henri Fauvel. (2) Lettre d'Emile Topsent (inédile). 18 JULES TELLÎER partie, nous étions seize. Il fut toujours à peu près impossible d'y expliquer Tacite. Dès que Lemaître en manifestait quelque velléité, c'était un murmure général. Quatorze voix demandaient qu'on lût du La- biche. Deux insistaient pour qu'on déclamât des vers lyriques. J'ai le regret de devoir avouer que c'était le plus souvent Labiche qui l'emportait. Lemaître ne s'est jamais distingué par une volonté de fer. Bien souvent, le lycée terminé, le maître et Télève s'en allaient côte à côte, courbant les épaules et la tète penchée, selon leur habitude. Jules Lemaître jouissait fort de ces conversa- tions, car le « garçon merveilleux » n'était pas seulement au courant de tous les poètes mo- dernes, il pouvait réciter des centaines de vers latins, depuis les grands classiques, dont Vir- gile qu'il chérissait, jusqu'aux écrivains de la décadence, qui tant charmèrent des Esseintes; Homère aussi habitait sa mémoire, et Long- fellow, et Tennyson, et bien d'autres encore, «jusqu'à des poètes hongrois et même chinois », affirment ses intimes; il ne vivait que pour la musique des mots, et plus tard Anatole France put écrire : « Il est mort, et un monde d'har- monies est mort avec lui, » Mais le lycée était fini; reçu bachelier, il lui fallut aller à Caen préparer la licence. Cette JULES TELLIER 19 sensibilité anormale, cette perpétuelle excita- tion cérébrale avaient porté leurs fruits. L'en- fant se croyait frappé à mort, et bien d'autres le croyaient avec lui : « J'étais persuadé qu'il mourrait très jeune », m'écrivait naguère Jules Lemaître. Sa tristesse de plus en plus profonde, un morne découragement avant la lettre, la persuasion qu'il était « fini » sans avoir commencé, tout cela se traduisait en des vers juvéniles de forme, mais qui semblent comme usés par la préoccupation intérieure. Comme il n'avait pas de fortune, sa vie d'étu- diant ignora bien des douceurs, et nul doute qu'il n'ait souffert de l'absence de cette ten- dresse familiale, parfois peu clairvoyante, mais si douce quand même. Quelques extraits de ses lettres d'alors nous le feront mieux connaître que toutes les dissertations : Mon silence perpétuel et sans doute aussi mon air de fatigue, de contrainte et d'accablement, sont re- marqués de tout le monde. Au cours, ce sont des plai- santeries perpétuelles. G... me demande à peu près tous les jours « quand je me suicide ». C... me disait ce matin que j'avais toujours « l'air de me succéder ». Quand on m'interroge ou qu'on me fait lire quelque chose, tout le monde rit. Ils disent que j'ai toujours l'air étonné qu'on m'adresse la parole et qu'en lisant n'importe quoi « j'ai des sanglots dans la voix (1) ». (I) Lettre à M. Maurice D... (1880) {inédité). c20 JULES TELLIER Et encore : Il y a deux heures, M. Gasté (1) qui m'avait fait appeler chez lui pour n'avoir pas fait de vers latins, me disait en sortant avec moi (je vais te citer textuel- lement) : a Vous avez un air de découragement qui n'est pas naturel à votre âge... Je ne sais pas ce que vous avez; soyez sûr que tout le monde ne vous veut que du bien. Vous êtes dans un état incompréhen- sible, à moins qu'il n'y ait quelque cause que je ne devine pas. Vous avez l'air d'avoir épuisé la coupe de la vie... il n'y a pas que du fiel, que diable!... Vous avez eu deux prix d'honneur; vous avez l'afr de pouvoir être au premier rang parmi les premiers, si vous voulez; pourquoi vous laissez-vous aller ainsi... » Et ainsi de suite; que veux-tu que je ré- ponde ? Aussi je n'ai rien répondu, sinon : « Bonsoir, Monsieur, » en arrivant à la porte. Il m'a exhorté à lui faire d'ici demain matin les vers latins que j'ai manques. En somme, s'il arrive un soir que je m'asphyxie, personne n'en sera très étonné. Pour nous renseigner sur le Tellier de cette époque, il nous faudra surtout feuilleter ce Ma- nuscrit de Tristan Noël qu'il écrivit à vingt ans, et qu'il préférait entre toutes ses œuvres comme la plus sincère : il avouait s'y être mis à nu sans pitié; indépendamment même de sa valeur littéraire, il ne semble pas qu'on puisse (1) Idem (M. Gasté, professeur à la Faculté des Lettres de Caenj (inédite). JULES TELLIER 21 connaître intimement Pâme douloureuse et tourmentée qui s'y reflète sans l'aimer. Car ce fut la destinée de Jules Tellier, et quelles qu'aient été ses erreurs, d'inspirer une sym- pathie profonde à tous ceux qui le connurent. Il s'y dépeint assez exactement dès les pre- mières lignes : C'était un grand garçon de vingt-deux ans (1), maigre et pâle, aux yeux caves et aux moustaches brunes. Il avait dans la physionomie quelque chose de hagard, et dans l'allure quelque chose d'aban- donné. Il parlait peu, avec des intonations singu- lières, comme un homme qui lirait avec indifférence, et pourtant sans ironie, de la prose qui lui semble- rait ridicule. Il passait des journées entières, en- fermé dans sa chambre. S'il allait au cours, c'était hasard; s'il allait au café, c'était miracle. Tellier, disions-nous, fut un pessimiste. Dans l'un des articles qu'il écrivait pour le Parti National, analysant les raisons de la tris- tesse moderne, il avoue : « Les jeunes artistes, — leur tristesse très réelle a pour source, à parler généralement, l'abus précoce du rêve et de l'analyse ! » L'abus du rêve et de l'analyse ! c'est là tout Tellier. Si le douloureux Tristan Noël n'avait pas fouillé si profondément en soi, (1) « Notes de Tristan Noël » (Reliques). Tellier n'en avait que vingt quand il écrivit ces lignes. r 22 JULES TELLIER scruté si minutieusement les ressorts de son âme, il ne serait pas aussi morne : Il me semble que je ne comprends rien tout à fait, qu'il y a, en tout, du je ne sais quoi et comme une brume sur ma pensée et sur les choses. Quelques- uns pourtant me veulent dire que je raisonne d'une façon rigoureuse et claire. Claire pour les autres, peut-être, mais non pour moi. Et si ma pensée me servait bien, je n'aurais que faire de l'enchaîner ainsi. La logique est un besoin plus maladif qu'on ne croit. Souvent beaucoup de logique dans l'œuvre indique beaucoup de trouble dans l'esprit. ... On me dit : « Vous pouvez changer votre nature; la sottise s'atténue par le travail; les mauvais- ins- tincts se surmontent par la volonté. » Soit. Mais si je n'ai pas en moi ce qu'il faut de curiosité pour tra- vailler, ou ce qu'il faut de scrupules pour vouloir (1)? Le regret de la spontanéité perdue vient le mordre : Dois-je me décider à faire le mal, (écrit-il), par dépit de n'être pas désintéressé en faisant le bien?... J'en suis venu là que toutes mes pensées se compli- quent d'un calcul vaniteux que je ne puis chasser et dont je me désespère. A quoi bon pourtant me tour- menter sans fin du regret de la simplicité et de la sincérité perdues? Les simples sont plus heureux que moi sans doute, mais ne sont pas plus méritants. Car le mérite est une chimère, et tout est vain. (1) « Notes de Tristan Noël » (Reliques). JULES TELLIER 23 Tout est vain. C'est le leit-motiv de la pensée de Tellier, l'à-quoi-bon découragé qui infirme chacun de ses rêves. Il a trop réfléchi, il a trop vu les coulisses du théâtre mental : Pas de sensation qui ne soit subjective, pas de jugement qui ne soit relatif, pas de sentiment qui ne soit intéressé. Je ne vois que moi quand je crois voir les choses, je ne sais que moi quand je crois savoir le vrai, je n'aime que moi quand je crois ai- mer les êtres. Hé quoi ! Toujours moi ! Ne pourrai-je sortir de ce moi maudit, et voir au dehors? L'être est une prison (1). Dans ce cri de révolte, il y a de la souffrance de Pascal : « Je n'aime que moi quand je crois aimer les êtres. » Celui qui s'avoue cette vé- rité est très malade. Et quelle ardente sincérité d'analyse dans cet aveu qui échappe à l'amou- reux, après des grondements de jalousie : Et de quel front vous demanderais-je de la com- passion, moi qui ne suis pas après tout bien sûr de vous aimer, qui sais mieux que personne ce qu'ont de convenu mes tristesses et mes violences, et qui me fais parfois l'effet d'un médiocre comédien jouant l'éternel mélodrame de l'amour (2). Rapprochez ces mots de : « Je n'aime que moi quand je crois aimer les êtres. » Jamais (1) « Notes de Tristan Noël » (Reliques). (2) « Discours à la Bien-Aimée » (Idem). JULES TELLIER le poète romantique n'en aurait voulu convenir, et c'est ce qui distingue avant tout Tellier des pessimistes exaltés du début du dix-neuvième siècle. Cette acuité dans le jugement conduit à un état morbide : le pessimisme est donc le maître des égoïstes intelligents qui songent trop sur eux-mêmes. En réalité, ce n'est pas une doctrine, on ne choisit pas d'être pessi- miste, et généralement on ne naît pas tel, on le devient. Le mal de vivre se forme de l'éter- nelle antinomie entre le Rêve et la Réalité. Pour certains, le pessimisme provient de dé- ceptions dans le domaine uniquement cérébral : c'est l'incertitude religieuse, l'angoisse philo- sophique, la souffrance scrupuleuse de ceux pour qui « l'Art est une maladie triste », ou qui se sentent impuissants à créer. Ceux-là crieront avec Laforgue : Non, rien, délivrez-nous de la Pensée, Lèpre originelle, ivresse insensée, Radeau du Mal et de l'Exil. Mais le pessimisme de Tellier n'est pas que cérébral, il tient aux sources mêmes de son être, à sa sensibilité anormalement développée. Car il porte en lui l'impuissance d'être heu- reux, et cette impuissance date du début de son existence. Son avérée désespérance est donc surtout une exagération de subjectivité, c'est JULES TELLIER 23 une sensibilité trop raffinée qui vibre sous les déceptions. L'importance d'une déception n'est pas proportionnée à celle de l'incident qui la détermine. La vie de Jules Tellier ne fut pas assombrie par des événements exceptionnels; comme d'autres il aima, il souffrit, puisque ai- mer c'est souvent souffrir; mais il était de la race des Henri Heine, et lui aussi ricanerait, les yeux pleins de larmes : « Laisse saigner tes blessures, laisse tes pleurs couler sans tarir, il y a dans la douleur des débauches de volupté secrète, et les larmes sont un baume bien doux. Si une main étrangère ne t'a pas blessé, tu feras bien de te blesser toi-même. » Il lui faut donc s'accorder l'exquise volupté amère de souffrir, et il ne le fait pas exprès, il ne peut s'en empêcher; il n'est ainsi, comme il le dit à la Bien-Aimée, « que faute de pouvoir être autrement ». Toutefois, il ne se croit pas une exception, il ne vient pas, Olympio fa- rouche et fatal, invectiver contre la nature; et, malgré certains points d'affinités avec le noble Vigny, il n'apostrophe pas le dieu impassible au- quel il ne croit pas. Baudelaire aimait à croire en Dieu ; Tellier l'ignore, et sa peine se condense davantage : il sait que la vie est trop basse et trop laide pour qu'il puisse, en s'y jetant, échap- per à soi-même : « Dans une traversée, ceux des passagers qui craignent le mal de mer ne 26 JULES TEL LIER regardent pas l'eau près du navire : ils tien- nent les yeux fixés sur l'horizon. Ainsi de moi dans la vie : le cœur me soulève, à moins que je ne regarde tout au loin, vers les mirages du passé ou de l'avenir (1). » A tout cela s'ajoutait la hantise de la mort; il l'avait crainte d'abord, et haïe avec terreur : 0 mort qui fais qu'on vit sans but et qu'on est las, Et qu'on rejette au loin la coupe non goûtée, Mort qu'on maudit d'abord et dont on ne veut pas, Mais qu'on appelle enfin quand on t'a méditée. 0 la peur et l'espoir des âmes, bonne mort... (2). Il l'aimait ardemment, et plus que nul poète, à l'exception de Leopardi. Car Baudelaire, — par délicatesse et non par terreur niaise, — en redoutait la déchéance finale, et pour la goûter:, il lui faut le décor sensuel et mystique de la « Mort des Amants » ; et Vigny y vit surtout une dernière bravade, dédain pour dédain en- vers la divinité impassible. Montaigne, quil'eut toujours en esprit, l'aima surtout par raison, comme d'un calcul, et pour ajouter, en suppri- mant l'appréhension du moment fatal, une jouis- sance de plus à cette vie qu'il chérissait. De sa haine même, Tellier fit surgir sa ferveur : (1) « Notes de Tristan Noël » (Reliques). (2) « Prière à la Mort » (Reliques). JULES TELLIËR 27 l'obsession de Y inévitable fin la lui fit désirer, parce qu'elle était inévitable : Vivre dans l'instant n'est que trembler et souffrir, Songe à V horrible attente, et fais-toi moins tardive. // suffit que lu sois pour qu'on veuille mourir : Le temps laissé par toi ne vaut pas qu'on le vive (1). Cette sensation de la fuite des choses, cette obsession du mourir, comme aurait dit Mon- taigne, donnaient un goût de cendre à tout ce qu'il portait à sa bouche. Celui pour qui la vie est un mal, qui conçoit la vanité de ses actes, et n'aspire qu'à échapper à cette conscience d'être, celui-là n'a plus qu'un refuge : la mort. « Si la somme des peines emportait la balance dans une espèce vivante, cette espèce s'éteindrait par l'affaissement con- sécutif de la vitalité (2). » Or, ce qui est vrai pour une espèce l'est aussi pour l'individu. La prolongation de l'existence de Leopardi eût été un vivant paradoxe, et de même celle de Tel- lier. Après une première lecture de son œuvre, et tout à l'admiration éprouvée, la mort nous semble une méchanceté raffinée du sort, et nous nous révoltons contre elle; et pourtant, qui- conque étudie les tendances et les conclusions (1) « Prière à la Mort » (Reliques). (2) Guyau, V Irréligion de l'Avenir. 28 JULES TELLIER de cette œuvre arrive fatalement à cette ré- flexion que Tellier devait mourir parce que Tristan Noël était inapte à vivre, et le triste étudiant de la fiction le savait si bien qu'il se détermina un matin « à déjeuner d'un peu de cyanure de potassium ». Tellier toutefois ne suivit pas son exemple, et ce n'était pas alors que devait survenir le repos souhaité. Il fut nommé professeur à Langres ; il avait dix-neuf ans. Dans quel état de découragement y arriva-t-il, une courte pièce de cette époque nous le montre; l'année suivante, qui le ramena à Cherbourg, le laissa aussi déprimé. C'est alors que parurent ces Bruines, maintenant à peu près introuvables, et dont la valeur, sauf quelques pièces reprises pour les Reliques, est surtout documentaire. Dans toutes ces pièces, nous rencontrons le même Tellier que ronge un éternel découra- gement. Une série de « variations fatalistes » dédiées à Jules Lemaitre nous font comprendre la tourmente déchaînée en son âme par le scepti- cisme philosophique : il ne fut jamais de ceux qui apprécient le « mol oreiller du doute ». Dans le navrant épilogue, il fit en quelque sorte son testament, car, se croyant condamné, il distribuait ses livres à ses amis. On ne lui permit pas encore de mourir: de JULES TELLÏEB 29 l'hygiène, des soins vigilants, l'abandon de toute lecture, un fugitif amour des sports le remirent sur pied. Sa mémoire revint, sa céré- bralité fut aussi puissante, on pouvait le croire presque guéri ; mais la meurtrissure antérieure durait encore. Il écrivait à un ami : Je ne fais rien ici que lire du latin et du grec, et un peu causer avec Fauve].. . Si tu lis, je te conseille des bouquins classiques... — Je pensais à toi ce matin en relisant ce que dit Achille à Patrocle : « Mais tiens-toi plus près de moi afln que, nous étant em- brassés tous les deux, nous nous rassasiions de la plainte amère. » Et je m'appliquais surtout le dis- cours de Patrocle : « Nous n'irons plus à l'écart de nos chers compagnons nous asseoir pour parler de nos projets, mais voici que la destinée sombre m'a enveloppé, qui m'était échue dès mon enfance (1 ). » Déplacé à la suite d'une mauvaise plaisan- terie, il fut envoyé à Gonstantine. De ce séjour en Algérie, il gardait un souvenir émerveillé et rêva toujours d'y retourner. Des raisons di- verses lui firent demander un congé, et il vint à Paris. Il faut céder ici la parole à l'ami qui le connut alors, et qui, depuis, n'a pu l'oublier (2) : Il a raconté lui-même, dans un de ses derniers ar- ticles du Parti National, combien nos tendances Ut- il) Lettre à M. Maurice D., 5 mai 84, le Havre (inédite). (2) Charles Le Goffic. 30 JULES TELLTELl téraires étaient différentes au début. Aussi n'est-ce point par là que nous nous prîmes : une commune orientation de notre vie morale nous rapprocha seule l'un de l'autre ; le reste vint plus tard et par surcroît. Mais pour moi, je puis dire que j'appris presque aussi vite à l'aimer qu'à le connaître, et à l'admirer qu'à l'aimer... Tellier comptait pour vivre sur le journalisme. Il s'y sentait porté de toute sa nature ; il frappa plus d'une fois à la porte des grandes revues ; mais la même réponse lui revenait toujours : ses articles n'étaient point dans le « ton », et à la vérité il ne faisait rien pour se mettre au ton de ces revues. Cela me désespérait presque autant que lui. Nous nous jetions en de longues promenades dans les faubourgs et hors Paris; la nuit tombait ; nous ren- trions très tard, souvent à l'aube, apaisés par Vidée de la mort, qui concluait toujours ses entretiens. ...L'hiver de i885 se passa ainsi, sans apporter de changement à la situation de Tellier. Il fallait vivre pourtant ; il obtint une place de correcteur à l'Impri- merie Nationale ; il démissionna quelques mois après, s'en alla en Auvergne, où on lui offrait un préceptorat, et revint à Paris au commencement de l'automne, décidé, comme il disait, à « se bien re- muer ». Il continua à écrire de belles choses qui n'étaient dans le ton d'aucune revue, et les revues continuèrent à les lui refuser. C'est alors qu'il se dé- cida à reprendre du service dans l'enseignement. On le nomma professeur de rhétorique et de seconde au collège de Moissac. Il accepta et partit. JULES TELLIER 31 Mais il n'était pas fait pour le professorat, et surtout pour le professorat en province. Cet esprit trop indépendant s'accommodait mal des règles universitaires. Puis, de Paris, on le ré- clamait : les proses qu'il publiait dans une pe- tite revue, les Chroniques, fondée par Maurice Barrés et Le Goffic, attiraient l'attention sur le jeune écrivain : « Il faut absolument qu'il re- vienne à Paris », disait Paul Bourget, frappé par cette éloquence majestueuse. Mais il ne pouvait rompre avec l'Université sans retomber sous l'autorité militaire, et déjà son précédent coup de tête, après Constantine, lui avait attiré bien des ennuis. Son état de santé le tira de ce mauvais pas. Il écrivait le 13 mai : Depuis huit jours, une déformation est devenue apparente chez moi : poussée en avant du sternum et des fausses côtes; distension de l'estomac, en même temps fatigue à la colonne. Et moi qui me tenais penché en avant, je ne puis déjà plus me tenir que comme renverséen arrière. Mal de Pott ? dévia- tion de la colonne? Ou choses plus anodines? Les médecins d'ici ont l'air de n'en rien savoir. Je vais aller à Toulouse consulter un spécialiste. Je m'abs- tiens de toute réflexion sur le cas. Si j'en faisais, j'en ferais trop, car je ne pense qu'à des choses im- prévues, absurdes et révoltantes (1). (1) Lettre à M. Charles Le Goffic. ;},2 JULES TELLIEB Huit jours plus tard, le 22 : Demain soir j'envoie une demande de congé im- médiat jusqu'à fin année scolaire, pour raisons de santé (qui sont ici des raisons à la fois et des pré- textes). Il faut quinze jours pour que ce congé m'ar- rive... Mon état de santé m'empêche de craindre le service militaire. Il faudra donc que je me remue à Paris pour trouver quelque chose. Je suis ferme- ment décidé à me remuer, en effet (1). Tellier arriva à Paris au mois de juin, accom- pagné d'un jeune poète de Moissac, à qui Punis- sait une vive amitié; Raymond de la Tailhède ne le quitta plus. Après plusieurs travaux littéraires assez techniques (2), trop scolastiques pour cet esprit indépendant, et comme il allait re- tomber dans le découragement amer, un heu- reux hasard le fit entrer au Parti National, Il y donna régulièrementdes chroniques exquises, d'un esprit très fin et d'une langue très pure. Il collabora aussi à la Revue bleue (3), aux An- nales, au Gaulois. Il avait projets sur projets : un livre sur la poésie lyrique au moyen âge, dont les premiers chapitres manuscrits sont à la Bibliothèque du Havre, une ironique pla- (1) Lettre à M. Charles Le Goffic. (2) En particulier les Extraits de Saint-Simon, en collabora- tion avec Le Golïic ; la préface est de lui. (3) Son article sur les manuscrits d'Hugo est remarquable (6 octobre 88). ,1 I LES TELL! ER quette sur l'érudition des romantiques; des études sur ia littérature grecque; des contes; un volume sur la versification française du dix-neuvième siècle. Ce cerveau, fait pour créer, bouillonnait; mais le temps lui manqua pour réaliser. C'est à ce moment que se nouèrent ses autres amitiés littéraires, et sa curieuse figure est délicatement retracée par cet exquis Paul Guigou, qui le devait trop tôt rejoindre parmi les ombres élyséennes : Notre grand ami commun, Maurice Bouchor... vint un soir au lieu du rendez-vous, ayant à son bras un assez grand et maigre garçon, l'air absorbé et dis- trait, et pour l'heure entièrement perdu dans des vers qu'il déclamait lentement, d'une voix basse un peu sourde... Des vêtements et un corps, parce qu'il en faut, mais la tête tout à fait attachante, une tête aux arêtes précises sans être anguleuses, un front obstiné, la face plutôt longue, de type un peu arabe, le nez fin, lesyeux ardents et sombres, profondément enfoncés sous l'arcade bien construite... Nulle dé- fiance dans sa physionomie, mais quelque chose de tourmenté, el parfois répandue sur le visage une ex- pression un peu morne, je ne sais quoi de las et de frappé, qui saisissait. Par intervalles, le fond cha- grin de cette figure s'éclaircissait, laissant place à des gaietés. Tellier avait des manières siennes de s'égayer, une façon tranquille de plaisanter et de montrer son érudition singulière des excentricités et 3 34 JULES TELLTER des cocasseries littéraires. La bouche alors souriait d'un sourire très bon que scandaient de lents hoche- ments de tête (1). Ses yeux, extraordinairement caves, étaient comme noyés dans une brume de tristesse; mais lorsqu'il s'égayait, de cette gaieté douce et co- casse, son visage restait immobile, et du fond de ces cavernes sourcilières jaillissait en rayonne- ment la clarté des yeux qui s'animaient dans leurs ténèbres. Noirs, bleus? Qui le sut? c'étaient les yeux de Jules Tellier, inoubliables pour qui las avait une fois contemplés. Son autre séduction était sa voix, basse, veloutée, et prenante comme un violoncelle assourdi, — une voix faite pour chanter les vers. Il avait une façon à lui de caresser les mots en les laissant échapper, de psalmodier les poèmes. Il était d'ailleurs absorbé par ses visions in- térieures jusqu'à en oublier d'observer les choses ; ne se disait-il pas « un disciple de Ber- keley, qui ne croit pas aux choses extérieures et qui est en tout cas trop distrait pour les re- garder (2) »? Il ne voyait que lorsqu'il voulait voir, lorsqu'il y appliquait tenacement sa pen- sée dans un but littéraire : « J'ai ce travers commun à beaucoup de lettrés (avouait-il), de (1) Préface des Reliques. (2) Lettre à M. Maurice D. — Marseille, 22 octobre 1885 {inédite). JULES TELLIEH 35 m'intéresser moins aux choses qu'à leur trans- cription littéraire. » Peut-être les aspects de la nature auxquels il s'intéressa n'eurent-ils cet attrait à ses yeux que pour la traduction qu'il aurait à en donner. Pendant sa dernière année, la vie parut s'éclairer pour Jules Tellier ; sa tristesse dimi- nuait, et diminuait aussi cette hantise de la mort dont s'était jusqu'ici voilée sa pensée. Il prenait conscience de sa valeur, il allait pouvoir donner au monde un de ces chefs-d'œuvre que les siècles ne peuvent effriter. Cette ignorance où il était du monde réel, cette vie à part au mi- lieu de divines harmonies l'élevaient peu à peu au-dessus des triviales petitesses : « Il ressentait violemment les misères de la vie, mais il les acceptait, » écrivit Maurice Barrés. Il les accep- tait, ce n'était déjà plus Tristan Noël. Un dernier bonheur lui était réservé ; avec son ami, M. de la Tailhède, il fit un voyage en Algérie et en Espagne. Son carnet de notes, « De Toulouse à Girone », est, avec une Prose (1), la dernière chose qu'il ait écrite ; il semble que ces pages, d'une langue si mer- veilleuse, soient moins tristes que de coutume, et pourtant il concluait : Ceux d'entre nous qui ont le sens de la fuite des (1) Nous sommes partis d'Alger à midi. 36 JULES TK1L1KB choses et l'obsession de la mort certaine, le nouveau les attire peu. Mais ce qu'ils ont aperçu une fois, ils ne peuvent se faire à l'idée de ne le retrouver jamais. Ils ont moins la passion de voir que de revoir. Ainsi de moi. — H y a beaucoup de lieux où j'ai laissé 'un peu de mon âme. Je sens qu'une parcelle m'en échappe encore, et qu'elle va être désormais dans la vieille cité composite et bizarre... — Ce sera l'un de mes regrets, si je ne la revois pas avant de mourir. Au mois de mai, il rentrait à Toulouse, et le triste hôpital où échouèrent tant de corps mi- sérables reçut l'amant de la Bien- Aimée. Il ne fallut que douze jours à la maladie pour être victorieuse ; dès la première heure, cette ty- phoïde que compliquaient de graves troubles nerveux ne laissait plus d'espoir. Alors sour- noisement la mort vint. L'amante éternelle aux caresses immobiles rôdait autour de l'enfant qui ne la voulait plus, et parce qu'il l'avait appelée en des jours de tristesse, durement elle le poussa dans la fosse. Et la bouche qui savait ca dencer les phrases ondoyantes fut fermée. Et tu mourus, grand cœur fait pour les grandes peines (1)... § Ce que fut la vie privée de Tellier, qu'im- porte? « Ce n'est pas mon affaire, et je n'ai (1) Mort de Léahdre, JULES TELLIEIl 37 pas à scruter son existence intime », disait-il d'un poète. De quel droit irait-on fouiller dans Phistoire de celui qui voulut demeurer hermé- tique ? Et ne cherchons pas à savoir plus que n'en dit l'écrivain. N"écrivait-ii pas des jongleurs : En dépit de leurs vices, on avait de l'indulgence pour eux. // enfant avoir en tout temps pour les poètes. Si nous jugions Villon ou La Fontaine à la mesure commune, le premier serait un franc scélérat, et le second un être assez vil (1). Mais il ne faut point juger à la mesure commune. Le moyen âge le vit bien. Il comprit que c'étaient de grands enfants, de cœur aussi généreux que leur volonté était faible... (2) Que fut-il? je n'ai pas la curiosité de le sa- voir. Belle ou laide, sa vie? ne cherchons pas à l'apprendre, puisque son œuvre existe, et que ses douleurs payèrent ses instants de génie : Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Comme un divin remède à nos impuretés... Les poètes, ô Tristan Noël, ont droit à des immunités spéciales, et s'il était nécessaire, nous nous souviendrions toujours de vos lignes émouvantes : Quand Circé eut changé en pourceaux les compa- (1) Lire, à propos de cette légende, le travail de Louis Boche, la Vie de Jean de La Fontaine, paru à la veiile de la guerre et dont on trouvera un (in commentaire de l'abbé Caîvet dans les Cahiers catholiques du 15 août 1821. (2) Manuscrit de Tétude sur la poésie lyrique du moyen âge (inédit). 38 JULES TELLIER gnons d'Ulysse, croyez-vous que ces pourceaux-là fussent tout à fait pareils aux autres?... ... Ainsi de ceux que le rêve a conduits à la folie sensuelle. Nul ne les comprend, ni ceux dont ils se sont séparés, ni ceux au niveau desquels ils ont voulu descendre. Ils marchent seuls, durant toute leur vie, et les corps de pourceaux qui emprisonnent leurs âmes sont de merveilleux ouvrages ou se recon- naît la main d'un dieu... (1) (1) Nos Poètes (étude sur Verlaine). L ŒUVRE A juger comme définitive une œuvre tron- quée par la mort, n'y a-t-il pas une sorte d'in- justice? Pourquoi, à l'heure même où le talent mûri allait s'affirmer en quelque création par- faite, faut-il que sournoisement la mort l'ait étouffé ? Mystères de la Nature, qui retranche ses plus nobles objets, et laisse vivre tant d'inutiles. Et cependant, qui veut étudier une œuvre doit l'observer d'un point de vue objectif. Le bagage littéraire d'un écrivain de vingt ans doit être considéré en soi, tout comme celui que laisse une vie de labeur. Quelles que fus- sent les promesses merveilleuses dont la mort arrêta l'accomplissement, quelque forte qu'eût été de nos jours son influence, ce sont là rêveries où peut se complaire l'amitié et non la critique; mais, avant d'ouvrir les trop rares livres, remémorons-nous en silence la parole, 40 valable ici, de Gœthe : « Si Ton n'a pas étudié les choses avec une partialité pleine d'amour, ce qu'on pense ne vaut pas la peine d'être énoncé. » Le premier livre que Tellier soumit au pu- blic fut un recueil de forme classique, intitulé les Brumes, et qu'il écrivit surtout de dix-huit à vingt ans. Ce fut un regret dont s'obséda sa vie que cette publication trop hâtive, et les meilleurs amis des dernières années n'obtin- rent môme pas l'autorisation de feuilleter le mince volume. Il rêvait de le remanier entière- ment, et j'ai cette bonne fortune de pouvoir étu- dier un exemplaire qu'il avait corrigé plus tard d'impitoyable façon. Le charme de la Poésie est difficilement ana- lysable, et participe, semble-t-ii, de choses dis- tinctes. « La musique, écrivait Combarieu (I), est l'art de penser avec des sons », et ce mys-' tère que représente pour nous la pensée musi- cale, nous le retrouvons en partie dans la poésie. Charme puissant des syllabes en elles- mêmes, des accouplements de sonorités ver- bales, qui, indépendamment des concepts ex- (1) Combarieu, la Musique. JULES TELLIER 44 primés, agissent sur notre oreille intérieure (1) comme une incantation. A la pensée formulée avec des mots significatifs, s'ajoute ici la pen- sée musicale dont parle Combarieu, formée de sons ; car, pour une oreille subtile, les modi- fications apportées par les différents chocs de voyelles et de consonnes ont autant de valeur que rentre-croisement des notes de la gamme. En outre de leur sens précis, les mots forment donc une autre pensée sonore, particulière, plus confuse, et que certains esprits n'appré- cieront jamais. Il y a plus de choses en ce monde que n'en peut comprendre notre phi- losophie; la beauté musicale du vers n'a sou- vent presque rien à voir avec le sens des mots qui le composent. Les vers de Verlaine et de Noailles, de Baudelaire et de Hugo tien- nent nos sensibilités sous un charme aussi aigu que celui de la musique. Grande était donc l'erreur de fean- Christophe lorsqu'il prétendait que le plus pur poète est celui qu'on pour- rait traduire dans toutes les langues; le plus pur est celui qu'on ne peut pas traduire, et dont la séduction mystérieuse opérera moins (l) J'appelle « oreille intérieure » cet 'étrange sens de l'ouïe qui permet d'entendre en soi-même une musique qui n'existe alors que par la mémoire. 11 n'est pas néces- saire, pour sentir la beauté d'un vers, de le prononcer à voix haute, et certains gargarisme s réussissent au contraire à en gâter la musique. 42 JULES TELLIER par la pénétration de sa pensée que par la qualité de son extériorité verbale; car la plus grande beauté du vers tient dans l'alliance des deux émotions. Alors les mots, par un sorti- lège inexplicable, vibrent et se prolongent en la mémoire, et conduisent au rêve... C'est à cette beauté que se mesure la qualité du poète. Tellier, hélas ! ne l'eutpas fréquemment dans ses vers, qui manquent de force sensuelle et de flui- dité : comme le faisait judicieusement remar- quer M. Guigou dans la préface des Reliques : Je trouve que la poésie de Tellier a parfois quelque chose de trop net, de trop visible, et d'un peu sec. L'idée, toujours fine et poétique, y est exprimée avec exactitude, avec beaucoup de propriété, mais sans mystère. Les mots disent littéralement ce qu'ils disent, et rien de plus. Et rien de plus? il est vraiment curieux que ce pouvoir de suggestion au delà, que possède à si haut point sa prose, lui ait été refusé pour les vers. Et l'on pourrait se demander pourquoi le charme insinuant des phrases harmonieuses ne s'est pas glissé plus souvent dans les poèmes. Tellier fut avant tout un orateur : l'en- fant qui aimait de prêcher, pour le plaisir de coudre les uns aux autres de beaux mots so- nores, cet enfant survécut dans l'homme; son style est large, avec des respirations fortes et JULES TELLIER 43 égales, cadencé longuement, sur un rythme entièrement personnel, insaisissable, et qui ne consentait pas à se plier au rythme voulu des vers. De là une lutte sourde qui se trahit en maintes poésies, auxquelles il faudrait peu de chose pour atteindre à la beauté parfaite. Son chef-d'œuvre poétique, la Prière à la Mort, doit justement à cette résistance sa beauté métalli- que, grondante et douloureuse jusque dans le triomphe de la forme. Cette résistance de la matière, Baudelaire Ta connue aussi, et c'est pourquoi d'aucuns, incapables de le compren- dre, l'accusèrent de manquer de spontanéité. Sans doute, Jules Tellier eût trouvé encore de tels accents : mais .pourquoi réfléchir sur ce qu'il aurait pu faire ? ce qu'il laisse doit encore nous contenter. Ceux qui ne veulent connaître que les grands poètes, cimes au mi- lieu des montagnes environnantes, qu'ils pas- sent sans se préoccuper du pur rêveur ; mais pour nous qui aimons la poésie à l'instar de la musique, et pour qui elle constitue une vie se- conde, quelques-uns de ses poèmes seront une source de joies nouvelles, et formeront un phare de plus dans, la nuit. Feuilletons donc les Brumes, qui méritent bien leur titre, car ce livre juvénile est en effet tout embrumé, et sur les cinquante pièces qui le composent, on n'en trouvera pas une JULES TELLIER qui n'ait pour thème la tristesse de Tellier ou le désir de la mort. Il faudrait citer la Chauve- Souris {Mercure de France, 16 octobre 1909), qui est Tune des plus gracieuses et qui rappelle, avec beaucoup d'autres, Sully-Prudhomme ; la Chanson sur un thème espagnol, avec ses con- cetti : Viens par surprise, ù mort, en mon âme ravie, Et ne m'avertis pas en me faisant souffrir, De peur qu'il ne suffise à me rendre la vie Du bonheur que j'aurais en me sentant mourir. Et j'aime encore, dans une pièce descriptive d'une note assez rare dans son œuvre, ce qua- train large et musical : Et l'Océan énorme et noir où se répand En un long sillon d'or la clarté de la lune Ranime dans mon cœur, qui songe et se repent, L'éclair mystérieux d'une immense infortune. Mais ne prétendons pas trouver dans ce re- cueil de la vingtième année plus d'art que n'en pouvait mettre le jeune poète. Trois ans plus tard il terminait encore par la même note découragée une improvisation crayonnée à la salle de garde des internes, à l'hospice du Havre : Un jour nos lèvres seront blanches, Et blanc cqmrue elles notre front; Oh clouera sur nous quatre planches Et nos cadavres pourriront. JULES TKLLll Puisque c'est là qu'il faut descendre, Gémir pourquoi, pourquoi prier ? Bien et mal font la même cendre Au fond du même cendrier (4). Quelques belles pièces, comme l'Oiseau à la Mer (Mercure de France, 16 août 1919), écrites en 1883, furent exclues des Brumes. Pourquoi ? qui le saura FTellier ne se rendit jamais compte de sa valeur; ne voulait-il pas un jour, me ra- conta Robert de La Villehervé, mutiler ses admi- rables Proses pour en supprimer ce qu'il appe- lait « le ronronnement » ? Il semble qu'il ait écrit celle-ci pour lui- même, et pour qu'elle fut gravée plus tard sur $on précoce tombeau : A LÉ AIN DUE (2). Plus d'un voudrait mourir ainsi que toi, mon frère, Et vaincu du destin, mais de l'oubli vainqueur, Laisser, pour l'agrandir en cette vie amère, En pâture à toute âme un morceau de son cœur î Combien avaient aussi sa force et son courage, Qui, nul amour n'étant venu pour les saisir, Mourront un jour d'ennui sans quitter le rivage, Pauvres grands cœurs perdus à qui manque un désir. (1) La Cloche Illustrée, n° du 13 mars 1886. (2) Vers communiqués par M. Théophile Vallée. C'est le Léandre de la fable, l'amant d'Héro. 46 JULES TELLIER Et combien ont voulu braver dans la nuit sombre Le grand frissonnement de l'immense tombeau, Qui vont cherchant sans fin leur but qui fuit dansl'ombre, Pauvres nageurs errants à qui manque un flambeau. L'œuvre poétique de Tellier est tout classique. Sa technique, à l'heure où Gustave Kahn et Laforgue s'efforçaient à libérer le vers, de- meurait traditionnelle. Symboliste, il l'était na- turellement comme tout poète, mais en restant fidèle au procédé de l'image expliquée par l'application. Il n'a pas pressenti l'influence de Mallarmé ; après les luttes wagnériennes, au moment où Debussy allait scandaliser « l'amateur » et pendant les terribles com- bats que suscitaient les impressionnistes, il ne semble pas que la musique et la peinture l'aient particulièrement intéressé : requis sur- tout par la littérature et surtout doué pour elle, peut-être ne percevait-il pas les subtiles ana- logies qui relient tous les arts. La forme de la Cité Intérieure est plus soignée et plus parfaite; mais ce recueil posthume est assez difficile à analyser parce qu'il n'est pas un. A côté de pièces imitées de l'antique, amu- sement de lettré, « jeux de mandarin las, » dont quelques-unes sont d'une délicieuse pureté de forme [V Enfant aux Roses (l), Églogue (2)], nous (1) Epigraphe de Straton. (2) Epigraphe de Virgile. JULES TELL TER 47 trouvons des poèmes où se peint le mal de penser {Princes de la Jeunesse) et d'autres plus proprement lyriques. Tellier peut diffici- lement prendre ses sujets hors de lui-même; il avait abusé de l'analyse et l'analyse le lui rendit. Mais il avait trop le sentiment de la mesure pour se livrer à des dévergondages de verbe. Après cette Prière à la Mort, si sobre et si poi- gnante, où, vers la fin, se môle aux accents de Vigny et de Leconte de Lisle un grondement plus humain : Donne-moi le Repos et l'Oubli, les seuls biens ! Endors-moi dans la paix de ta couche glacée. Mais avant le moment où tu cloras les miens, Ferme les yeux par qui mon âme fut blessée! Périsse à jamais l'Être éphémère et charmant, Apparence flottant parmi les apparences, Dont la grâce a touché mon cœur profondément, Et par qui j'ai connu de si dures souffrances ! Car, dût-elle aussitôt disparaître à son tour De ce monde où tout n'est que mirage et que leurre, Quand même pour la vie elle n'aurait qu'un jour, Et quand pour le plaisir elle n'aurait qu'une heure, Cette heure-là, rien que cette heure en vérité, Quand j'y songe un instant, m'est à ce point cruelle Que je n'en conçois plus même la vanité, Et qu'à mon cœur jaloux elle semble éternelle... nous ne trouvons guère qu'une poésie dictée JULES r FI. M Kl', par ce sentiment d'amour haineux (1), et qui rappelle assez curieusement par ses doubles aspects Henri Heine et Baudelaire; ainsi que cet amer sonnet indulgent et triste, où long- temps après renoncé des mots vibre encore en échos assourdis la plainte de cette âme com- plexe, — comme des harmoniques se perdant peu à peu dans l'atmosphère. Au moment le plus cher des nuits, je ne sais quoi D'indulgent et de triste en mon amour se mêle, A voir quelle folie hystérique et charnelle Tient tes sens soujs son joug et leur dicte sa loi. Mais quand je te redis, troublé d'un vague effroi, Mes injustes soupçons et ma plainte éternelle, Ta voix se fait plus douce et presque maternelle, Mon cœur d'enfant malade est rassuré par toi. Exigences de fille et reproches de mère, Gestes fous que gouverne une sombre chimère, Mots qu'inspire une douce et sereine bonté, O faiblesse si forte et calme quand je tremble, J'aurais pour toi respect et dédain tout ensemble, Si je n'en voyais trop l'égale vanité... (1) Le sonnet dont les quatrains commencent ainsi : Ton corps passe en blancheur les neiges... Ton cœur passe en noirceur la grotte... JULES TEL LIER 49 (( Notre âme est comparable à celle des cités », nous dit le poète dans sa pièce liminaire, La cité de mon Ame est dès longtemps troublée, Les Instincts, orageuse et mouvante assemblée, Y luttent et chacun la domine à son tour. Que pour eux soit l'éloge et pour eux soit le blâme ! Us parlaient. Je n'ai fait que noter tour à tour Les Voix qui s'élevaient dans la Cité de l'Ame. Dans ce ton symboliste, remarquons aussi le délicat sonnet du Banquet, fine sculpture aux médiocres reliefs, mais sonnet digne de l'Anthologie. Au banquet de Platon, après les dissertations des sages, Apparaît, entouré, comme un roi de sa cour, De joueuses de flûtes en robe diaphane. Ivre à demi sous sa couronne qui se fane, Alcibiade, jeune et beau comme le jour. — Ma vie est un banquet fini, qui se prolonge ; Seul, parmi les causeurs assoupis, comme en songe, J'ouvre et promène encor un regard étonné; Les fronts sur les coussins ont fait de lourdes chutes : Verrai-je survenir, de roses couronné, Alcibiade avec ses joueuses de flûte ? Cette mollesse qui fait trop défaut au vers de Tellier, nous la pourrions retrouver pour tant : n'y a*t-il pas comme un écho de langueur i 50 JULES TELLIER verlainienne dans l'exquise pièce des Trois Soirs [Mercure de France, 1er novembre 1909), un rappel lointain des Romances sans Paroles ? La rareté (1) des Reliques justifierait de plus nombreuses citations, car laisser dans Pombre quelques-unes de ces fines poésies, c'est les condamner à l'oubli presque général. Une très belle pièce est encore cette Fin de Douleur : La douleur fut poignante et rude; elle est passée ; On s'occupe, on applique à des riens sa pensée, On n'est plus ce passant absorbé qui songeait, Captif d'un rêve unique, et plein d'un seul objet, Dont la voix basse avait une douceur farouche, Dont l'esprit se troublait dès qu'il ouvrait la bouche, Dont le cœur se serrait dès qu'il voulait manger, Et qui regardait tout d'un regard d'étranger. On se console, on a la force d'être lâche; Mais parfois, cependant, tandis qu'on fait sa tâche, Et qu'on travaille au coin du feu dans sa maison, Sans un souvenir même et sans une raison, Il vous vient une étrange et profonde faiblesse, Quoique le cerveau reste attentif, et qu'on laisse Ses yeux soudain mouillés sur les lignes courir... Et tout le cœur défaille, et l'on voudrait mourir. Mais cette pièce est belle par sa sincérité profonde plus que par sa pâte, et précisément Ton n'y trouve pas de ces accords de mots mystérieux, doux comme le baiser de la paupière aux yeux (1) Il en existe, je crois, deux cents exemplaires. JULES TELLIER 51 dont Samain fut prodigue. Mais, à feuilleter le volume, on en pourrait pourtant rencontrer : ... et l'horreur caressante et douce de la mer. ... et d'une envahissante et mortelle langueur, ce souvenir si doux a pénétré mon cœur. ... et toi, Vesper, La plus cruelle et là plus douce des étoiles. Il était naturel que ce jeune homme, épris de poètes, écrivît un livre sur les poètes. Il n'y manqua point. Il est d'usage de considérer négligemment ce volume de critique, dont quelques parties en effet sentent un peu trop la nomenclature ; les exigences de librairie ont des cruautés regrettables : un volume de deux cent cinquante pages, où plus de cent noms contemporains sont cités, ne peut man- quer d'être superficiel par endroits. Mais cer- tains passages sont des morceaux tout à fait re- marquables : telles les études du début sur Leconte de Lisle, Banville et Sully-Prudhomme, tels les articles sur Mendès et Richepin ; ou ces pages consacrées à Verlaine, si émues et si vibrantes, et dont on appréciera mieux la 5*2 JULES TELL IE ri généreuse hardiesse et la sûreté de jugement si Ton songe à l'époque où elles furent écrites (en 1888). Rien de plus intéressant que Nos Poètes peur nous faire pénétrer dans la connaissance de Tellier, car nulle critique n'est plus subjective que la sienne, et il lui arrivera de se peindre en voulant dénuder un autre : Pour ce poète toujours obsédé par Vidée du néant (1), l'instant de vie et d'amour qui nous est laissé prend une importance étrange. Il s'attache d'autant plus à son rêve qu'il sait que ce n'est qu'un rêve et qu'il va s'évanouir tout de suite... Ce bouddhiste a des op- pressions de sensualité... Ou encore : Si le poète (2) invoquait la mort, c'est, peut-être, qu'il la craignait déjà. Pourquoi la craindre ne con- duirait-il pas à l'aimer? Qui la craint y songe sou- vent ; et il n'est pas de songe continuel où l'on ne finisse par trouver une douceur. Mais le mérite de cette critique serait moin- dre si elle n'était qu'une confession déguisée ; et s'il arrive à Tellier d'identifier à la sienne l'âme fraternelle, il sait aussi apprécier loyalement, analyser avec sagacité les personnalités les plus (1) CazaHs. (2) Leconte de Li^k. JULES TEf.MEfl opposées. Nul n'aima les poètes d'une pas- sion comparable, et combien de ses juge- ments témoignent de cette « partialité pleine d'amour » dont parlait Gœthe! De là, souvent, trop d'indulgence à nos yeux, peut-être à cause pu recul des ans, qui maintenant remet les choses en place. Tellier d'ailleurs aimait folle- ment les vers, pour eux-mêmes en quelque sorte, et quel qu'en fût le sujet, — comme cer- tains, épris de sons, chérissent des accords. C'est en se plaçant à ce point de vue qu'il faut lire Nos Poètes, et l'on comprendra mieux ainsi ses éloges et ses citations. Ce qu'on ne saurait trop louer, c'est la note délicieuse dans laquelle ce livre est écrit, cette phrase d'une bonhomie souriante et fa- milière qui peut s'élever jusqu'à la grandeur. On imagine difficilement que ces accents d'aïeul enthousiaste et pourtant désabusé ap- partiennent à un jeune homme de vingt-cinq ans. Jusque dans le blâme, il manque d'âcreté juvénile : point d'exclamations tragiques, il ne lève pas les bras au ciel, mais égratigne doucement en passant. Il avait imaginé de classer « la foule do- lente des poètes ses contemporains » en groupes déterminés : les rustiques — les mo- dernes — les lyriques — les baudelairiens — les habiles, etc. — Le léger pédantisme de cette 54 JULES TELLIKR classification le réjouit, et il s'en amuse le premier : Je rangerai aussi M. Jean Rameau parmi les phi- losophes, et ce sera l'un des étonnements de ma vie. Mais quoi ! ses vers sont tout pleins de cosmogonies. Il développe assez souvent des lieux communs de métaphysique; et il a fait beaucoup d'alexandrins comme ceux-ci : Pan, Hasard, Tout, Néant, Force, Grand Etre épars, Cause première, Corps immense, Esprit, Matière... Au reste, jamais poète n'eut de telles émotions. Jean Rameau a senti sous son front « comme un grand astre chaud » ; l'astre a grandi; le crâne de M. Rameau a éclaté, et M. Rameau tout entier; il s'est dilaté, dilaté; il a été tout l'univers; et puis, une main a pesé sur lui, l'a comprimé, comprimé, aplati et refaçonné et rajusté; et il est redevenu M. Jean Rameau. De ces aventures-là, il en reste toujours quelque chose. Pour ma part, je préférerais les critiques les plus violentes à cette ironie familière. Tel- lier d'ailleurs a manié plus souvent la louange que le blâme. Il était de ceux qui admirent comme ils respirent, sans jamais un mesquin retour sur soi; et non seulement ses contem- porains, mais aussi les poètes disparus étaient pour lui des amis chers. Les morts vivent par nous, c'est notre enthousiasme qui nous les JULES TELL1ER 55 ; - _____ rattache, et toute l'humanité ne forme qu'une longue chaîne vivante et vibrante. Et le vrai but de notre existence devient ainsi l'amour; aimer par le cœur ou par l'esprit, mais aimer, donner un peu de soi, et les créateurs donnant unpeu d'eux-mêmes, c'est un perpétueléchange d'àmes qui s'effleurent. Le meilleur de l'œuvre de Tellier, ce qui durera, tient dans les Reliques : les poèmes en prose et les contes. Là se déploie la magnifi- cence ordonnée de ses phrases, ondulantes et souples et comme musclées; là se donne car- rière la particulière finesse de son humour. On a souvent rapproché Tellier de Laforgue et il semble à première vue que le rapprochement s'impose : une certaine parenté existe entre ces esprits comme entre ces destinées; morts tous deux avant la trentaine, tous deux étonnant leur entourage, et chez l'un comme chez l'au- tre, la « blague » dans la tristesse, le dédouble- ment de l'observateur chez le sentimental. Mais l'humour de Tellier est plus estompé : ce n'est pas la manière aiguë et frappante de Laforgue; le ricanement atroce et douloureux de PHam- let moderne, cet éclat de rire discordant comme 56 JULES TELLIKR une dissonance non préparée, nous le retrou- vons chez le « Poète contumace (1) », nous ne le rencontrerons pas chez Tristan Noël. Ce der- nier n'a qu'un sourire, un pauvre sourire doux qui voudrait être sec, et qui plisse à peine les commissures des lèvres. Parce que l'ironie semble désormais inséparable de notre moder- nisme, le sentimental applique un masque sur les inesthétiques grimaces, et plus la sensibi- lité s'aiguisera, plus le masque sera contourné. Tristan Noël est bien le continuateur des Werther et des René, moins l'orgueil, et sans les apostrophes et le délire de la persé- cution extérieure. Le Romantisme, évoluant, aboutit à V ironie : qui, au fond, fut plus ro- mantique que Fauteur des Amours jaunes? Fut-il sensibilité plus douloureuse que celle de Corbière, que Pol Kalig appelait « un tendre comprimé »? A Leopardi écrivant Non so se il riso o la pietà prévale, Je ne sais si le rire ou la pitié l'emporte, Corbière répond : Et je ris parce que ça me lait un peu mal. Le rire ici l'emporte, mais quel rire ! il n'est rien de plus navrant que ce rictus dans un vi- (1) Cf. Les Amours jaunes, de Tristan Corbière. .11 LES TKI.LIKK sage, lorsque les yeux se ternissent de la buée des larmes. Tellier se « tient » davantage ; dans une pièce qui ne fut pas éditée dans les Reliques, laissant voir la « sincère face », il avouait avec la passion hautaine et contenue d'un Vigny : ...Nul ne sait le secret sous mon masque enfermé, Et qu'en ce faux stoïque ont lentement germé Tant de désirs, et tant d'angoisse, et tant de rage. Triste et morne, et lassé d'avoir trop tôt vécu, J'ai donné pour parure à mon orgueil vaincu Un calme si profond qu'on me prend pour un sage. 11 était trop curieux de frissons nouveaux pour ne pas apprécier, s'il en connut des passages, l'originalité marquante des Corn- plaintes et des Moralités, Mais il avait trop de goût, « ce bon sens de l'esprit, » pour oser les coq-à-Fâne, les pitreries de Laforgue, et son humour comporte je ne sais quoi de fin, de mesuré, de délicat qui est comme la marque de son intelligence. Loin de nous la pensée de vouloir rabaisser Fauteur de l'Imitation ou du Solo de Lune, mais l'idéal esthétique de Tellier était loin également de ces vers libérés, dé- pourvus de mélodie. Il faut se garder des comparaisons superficielles ; plus parent de Henri Heine que de Laforgue, Fauteur si complexe des Proses avait naturellement un es- 58 JULES TELLIER prit délicieux, malicieux, dont les souplesses de pensée le rapprocheraient plutôt d'Anatole France ; ne croirait-on pas entendre M. Berge- ret, entré à son tour dans un théâtre de ma- rionnettes : Voici le drame primitif, à un personnage, dans la manière de Thespis. Une danseuse danse ; ses ha- bits sont brillants et fripés ; sa figure est peinte crûment ; elle ressemble tout à fait aux danseuses réelles; et quand elle a dansé, elle s'en va. Et puis? Et puis c'est tout. Il n'en arrive ni plus ni moins. Le tort de nos pièces, à nous, est d'attribuer toujours des conséquences aux actes humains qui en ont si rarement. Et voici le drame à deux personnages, comme dans Phrynichus. Un Chinois et une Chi- noise dansent ensemble, s'approchent pour se don- ner un baiser, dansent encore et sortent chacun d'un côté différent. Voilà qui résume, pour un esprit bien fait, l'éternelle histoire de l'amour. Pas de spectacle plus fertile en réflexions. Ce théâtre a sa philoso- phie, d'où le libre arbitre est tout d'abord exclu. Rien de plus évident que l'irresponsabilité des per- sonnages : on peut compter les fils qui les font mou- voir. Et une telle représentation de la vie est pour enchanter un déterministe (1), Quel humour fin, à peine saillant, malice des yeux plutôt que sourire des lèvres en des re- marques de ce genre : « C'était, à mon gré, un * (1) Article du Parti National. JULES TKLLIEU 59 esprit faux. J'entends naturellement par là que nous différions le plus souvent d'avis », ou en- core : « A toutes les époques, on a été persuadé vaguement que, cinquante ans plus tôt, les hommes avaient de bien plus belles âmes, et que les vers se vendaient. » Cette parenté avec Anatole France se re- trouve dans la tournure philosophique de son esprit. Jules Tellier avait rêvé deux séries de Contes ; Tune comprenait, avec les Notes de Tristan Noël, les Deux Paradis d'Abd-er-Rha- jnan et deux autres Contes ingénieux où de- vaient se répandre, comme dans les discours de Jérôme Coignard, les opinions et les ré- flexions du jeune auteur. Le titre de ce futur volume — la Mort — tout noir avec des filets blancs, indique assez la préoccupation domi- nante. L'autre recueil aurait compris, avec le Pacte de l'Écolier Juan, paru en 1887 dans les Chroniques, elleRêvede Mohammed-ben-Sliman, encore en brouillon, une série de contes pré- parés dans son esprit, mais que la mort em- porta dans la nuit. C'est là que nous pouvons prévoir ce qu'au- rait été Jules Tellier : toujours et partout nous aurions retrouvé, plus ou moins évoluée, la philosophie de Tristan Noël, en des romans « à la manière » d'Anatole France ; mais peut- 60 JULES TELL 1ER être, analyste subtil comme il l'était, aurait-il conçu plus tard, avec la connaissance plus ap- profondie de Stendhal, un roman semi-auto- biographique dans le genre de le Rouge et le Noir* Ces Notes de Tristan Noël ont été écrites par un étudiant de Gaen, bizarre personnage peu sympathique, paraît-il, qui mit un jour le feu chez lui en voulant brûler de vieux papiers. A la faveur du tumulte, on a pu s'emparer d'un de ses cahiers. Il se compose de trois chapitres : « Heures d'Ennui », « Heures de Pensées », « Heures de Tristesses ». Ce n'est qu'une suite de variations sur le même thème : la mort, entrecoupées d'analyses minutieuses. On dit : « A qui la vie déplaît, il est toujours loi- sible de la quitter. » Oui, mais comptez-vous pour rien la douleur? et qui vous dit que j'aie ce qu'il faut de courage pour cette lâcheté-là ? On m'enferme dans une cellule au haut d'une tour et l'on trouve merveilleux que je me plaigne de moii ennui : « 11 est, me dit-on, si simple de vous jeter par la fenêtre. » Je le sais, mon ami, et j'y songe. Mais, que diable î j'aimerais encore mieux n'avoir pas été enfermé. Chez lui, presque une absence complète de désir : il n'a pas ce souci de l'exotisme qui pousse Jl LES ÏELLIEK () I certains modernes à errer par toute la terre, dans l'espérance de trouver ailleurs la joie qui les fuit dans le présent : Je n'ai jamais entendu sans étonnement une mar- che militaire. Cette musique-là a l'air persuadée qu'il y a un intérêt quelconque à aller quelque part. Des recherches maladives sur ses sentiments : une amitié : Au fond, tous ses bonheurs me blessent au cœur, mais foi besoin de le lier à moi, et de me créer une supériorité sur lui, et c'est pourquoi je lui fais tout le bien en lui désirant tout le mal... S'il mourait, j'é- prouverais, je le sens, plus de soulagement que de douleur. ...Tout cela, ce n'est point l'amour ; c'est l'envie qu'on a, ne pouvant plus le connaître, pour ceux qui l'éprouvent et celles qui l'inspirent... — Ne pas pouvoir être aimé de celle-ci, ce serait encore une chose grande : la douleur. Ne pas pouvoir aimer comme celui-là, c'est une chose bête : l'ennui. Et pour chasser l'ennui, Tristan Noël se met à penser, et, comme il est furieusement déter- ministe, il conclut vite : Je suis. Me suis-je voulu avant d'être? Y a-t-il un moment où j'existaiâ, sans attributs, et où il m'a été donné de choisir moi-même ma nature? Non. C'est fatalement que je suis, et que je suis une certaine chose, plutôt qu'une autre. Je suis Tristan Noël ; je 62 JULES TELLIER pourrais être chacal, rosier ou bloc de fer, et j'y aurais précisément le même mérite. Toutes ses réflexions vont découler de ce principe ; ce n'est pas un orgueilleux, il se juge sans indulgence et se croit sans valeur. Mais qu'y faire ? On me dit: « Vous pouvez changer votre nature : la sottise s'atténue parle travail ; les mauvais instincts se surmontent par la volonté. » Soit. Mais si je n'ai pas en moi ce qu'il faut de curiosité pour travailler ou ce qu'il faut de scrupules pour vouloir? Et alors, n'espérant plus rien, Tristan Noël s'abandonne à sa tristesse, et s'empoisonne. Suivant un chemin différent, l'autre conte arrive^aux mêmes conclusions arides. Les Deux Paradis d'Abd-er-Rkaman, publié en 1887 jdans les Chroniques, constitue peut-être le chef- d'œuvre de ce désabusé. Pendant longtemps, un vieux taleb, le héros, avait cru au Koran d'une foi absolue. Mais à fréquenter les Français après leur entrée à Gonstantine, il perdit la paix de son esprit ; dès lors, un combat perpétuel se livre en son âme. Le soir de sa mort, pris d'une subite indis- position, le vieux taleb fait venir tour à tour le prêtre chrétien auquel il déclare vouloir em- brasser la religion catholique, — et l'iman, dont il voudrait la bénédiction. JULES TELLIER. 63 Voici donc Raphaël, l'ange des chrétiens, et Azraël, l'ange des musulmans, qui s'empres- sent auprès de son âme délivrée. Ils expli- quent : Sache qu'aucune religion n'est plus vraie que les autres, parce que toutes sont également vraies à la fois... C'est de ce que vous avez rêvé pendant la vie que se compose votre destin après la mort. L'homme qui a cru à une religion l'a rendue vraie pour lui en y croyant, et il est jugé par elle. Le vieillard aura donc, tour à tour, droit aux deux paradis ; il suit d'abord le blanc Raphaël ; sur son trône, il reste longtemps en extase : Cependant, peu à peu, le ravissement se dissipa, et Abd-er-Rhaman n'éprouva plus qu'un plaisir assez calme. Il en vint même à se sentir un peu lassé par tant de musique; il lui semblait que si on eût inter- rompu le concert un moment, il en eût joui davan- tage ensuite... Abd-er-Rhaman se fatigua de regarder toutes ces belles ombres. 11 alla contempler Dieu, et s'en fatigua de même. Cela aussi était la même chose, et, d'ailleurs, on ne voyait que très vague- ment. Tout s'explique. ... Pour enfanter un enfer et un paradis, il ne suffit point d'un élan parti d'une âme et d'un rayon sorti d'un œil : une croyance qui n'a qu'un fidèle ne produit qu'un fantôme inconsistant et qu'une in- .IULES XELLIEtt saisissable ébauche, et tout rêve solitaire est un rêve perdu. Donc, lui dit un sage Elu, rien ne saurait subsister si le rêve qui créa ne continue à en- tretenir : Nous ne rêvons plus, ni personne d'entre nos com- pagnons : car la possession tue le désir; et com- mencer à jouir, c'est finir de rêver.. . — Nous aussi nous sommes destinés à disparaître avec tout ce qui nous entoure; et cette disparition, qui sera complète le jour où il n'y aura plus une âme chrétienne chez les vivants d'en bas, nous y marchons graduellement a mesure que la foi diminue parmi eux. Jadis, aux temps où j'arrivai ici, nous avions tous des corps matériels et tangibles, et c'était avec de lourdes clés en fer véritable que Pierre faisait tourner sur ses gonds la porte énorme du paradis. Mais maintenant, nous sommes, comme tu le vois, très semblables a des ombres; à travers la porte devenue transparente, on aperçoit distinctement le vide extérieur; deux ou trois seulement d'entre nos saints ont conservé leurs auréoles, et les feux mêmes de l'enfer sont devenus beaucoup plus supportables qu'ils n'étaient il y a cinq cents ans... De corps que nous étions, nous sommes devenus fantômes; ces fantômes deviendront fumée, et cette fumée deviendra néant. Et loin d'accuser le deslm, nous le remercions d'en avoir disposé ainsi, de n'avoir pas voulu que nous fussions châtiés éter- nellement de la niaiserie de notre rêve mystique, et de nous avoir réservé pour l'avenir le repos que nous aurions dû lui demander dès l'abord. JULES TEL LIER De tels discours attristent profondément Abd- er-Rhaman, qui se fait bien vite transporter dans le grand Jardin des Délices mahométanes, auprès deshouris; mais bientôt, de la plénitude de sa satisfaction, renaît son mal : ... Môme sur terre, on se fût lassé d'une telle vie; on devait s'en lasser plus sûrement et plus vite en- core au ciel. Sur terre, on change sans cesse, et on voit tout changer autour de soi ; on a envie de se re- tenir à tout, parce que tout passe et quon se sent passer aussi, et on s'attache d'autant plus aux choses qu'on peut craindre à chaque instant de se les voir arra- cher violemment, et qu'en tout cas on les sent vous échapper un peu chaque jour. Mais ceux qui sont au paradis sont les habitants fixes d'un monde fixe; et leur vie est pareille à une horloge arrêtée... Et tous les soirs la voix, qu'Abd-er-Rhaman trouvait main- tenant lugubrement ironique, faisait retentir dans l'immensité du jardin ces paroles invariables : « Voilà le paradis qui vous fut promis en récom- pense de vos œuvres. » Abd-er-Rhaman avait retrouvé là son meilleur ami, et ils se livraient au morne plaisir de parler de leur ennui. Et comme le vieux taleb regrettait de n'avoir pas cru à toutes les reli- gions pour épuiser tous les paradis, son compa- gnon lui explique : Tu as joui du moins sot des rêves mystiques et du 66 JULES TELLIER plus complet des rêves sensuels; et ni ton extase ni ton ivresse n'ont été de longue durée... A quoi bon d'autres voyages, si l'ennui su- prême est au bout ? ... Tôt ou tard, tu aurais vu qu'en dépit de tous les rêves d'avenir qu'il a échafaudés, l'homme, après sa vie terrestre, n'est bon vraiment qu'à mourir, et que ce n'est qu'un Etre infini et parfait qui serait ca- pable d'être immortel; tu aurais compris que, s'il est parfois amusant d'être en route, il est bien vite en- nuyeux d'être au but, et que ce qu'il est prudent de souhaiter au terme de la marche humaine, ce n'est pas la fixité de la jouissance, mais l'immobilité du sommeil; et tu aurais fini par t'avouer que, si la vé- rité était connue des hommes, les plus sages seraient ceux qui ne feraient aucun rêve, afin de n'en voir aucun se réaliser, et qui ne penseraient qu'au néant sur la terre afin d'être bien sûrs d'en :ouir aussitôt après l'avoir quittée. Les autres contes sont beaucoup plus courts, mais trahissent le même désenchantement con- scient et médité. Le Rêve de Mohammed-ben-Sli- man n'était qu'à demi recopié, et c'est sur un brouillon surchargé de ratures et de corrections qu'on en put déchiffrer la suite. Tellier connut peu sans doute les livres de Villiers de l'Isle- Adam, et pourtant, dans ce récit, il y a comme JULES TELLIER un signe précurseur de ces livres fantastiques et des meilleurs romans de Wells. C'est le seul conte de Jules Tellier que Ton puisse facilement se procurer; il a paru dans la collection de la « Nouvelle Bibliothèque Populaire (1) ». Le Pacte de V Ecolier Juan ne comporte que quelques pages, il est plus humoristique et moins empreint de philosophisme. C'est une figure de tous les temps que celle de ce jeune étudiant de jadis, maladroit et timide, usant sa jeunesse à comprendre l'Être et l'essence des choses pour oublier qu'il n'est pas aimé. ... « Oh! murmura l'écolier, dix ans de ma vie pour posséder Carmen ! ». Insensé ! d'abord parce qu'il ne savait pas que celle exclamation était tout à fait banale et de mauvais goût; et puis parce qu'il ignorait que son ange gar- dien n'était plus là, — que, dès que l'ange gardien ne veille plus, le diable guette. Bien entendu, Satan accourt; après quelques marchandages, Juan vend dix ans de sa vie contre l'amour de Carmen. Aussitôt il tombe en cendres, car, d'après la loi du destin, il n'avait plus que quatre ans sept mois et quel- ques jours à passer sur terre... Et la fenêtre de l'écolier Juan donnait sur le Man- (1) Chez Henri Gautier, 55, quai des Grands-Augustins. 68 JULES VELLlEtt zanarès. Et le Manzanarès — qui est un peu païen, comme tous les fleuves, et qui, voyant comme les hommes s agitent inutilement pendant leur vie, sVsi persuadé qu'ils devaient du moins se reposer après leur mort, — chanta toute la nuit sous la neige, de sa petite voix triste et douce : a Dors, écolier Juan, car il est doux de dormir, et ton sommeil n'aura plus de rêves; et la vie est comme un rêve que pas un esprit ne comprend, mais dont beaucoup de cœurs souf- rent; et tu t'es en allé au moment où tu allais souf- frir... » Voici que nous atteignons à la partie la plus belle de l'œuvre de Tellier. Ici, plus de regrets stériles, mais, littérairement, l'admiration totale. Une dizaine de proses constituent quelques- unes des plus belles pages que nous ajrons dans la langue française. Cette phrase longue et souple, renouvelée du dix-septième siècle, ap- porte dans l'emploi des conjonctions et des pro- noms relatifs une mollesse, une fluidité vigou- reuses que nulle poésie ne peut dépasser. « Quel est celui de nous, disait Baudelaire, qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le mi- racle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ?» Tellier découvrit ce secret. JULES TELLIER 69 Difficilement le rythme de ces proses s'ana- lyse ; ces phrases nerveuses et solides s'alan- guissent et s'animent au gré du sens, et les syllabes y ont autant de valeur que dans le vers le plus scandé; sous l'enveloppement sonore apparaît la structure syntaxique, comme dans certains corps on sent l'élégance harmonieuse du squelette sous le revêtement de la chair. C'est le final à'Hespérus : Hors delà lumière et des ténèbres, mon âme, — et que la vie soit pour toi comme une fenêtre du soir ouverte à l'Occident sur nulle autre chose qu'une plaine et qu'un ciel, comme une fenêtre à demi noyée dans le flot montant du soir, entre la grande plaine brune à ce point solitaire et douce qu'elle enseigne la vanité de tout ce qui n'est pas la solitude et la dou- ceur, et le grand ciel triste et vague dont les champs pales sont répandus tout autour de la mélancolique ascension de l'étoile Hespérus. C'est tel fragment du Nocturne : ...Et c'est aussi la mer où, dans les premiers siècles de Terreur chrétienne, alors que le règne de la sainte nature finissait et que commençait celui de l'ascé- tisme cruel, le patron d'une barque africaine entendit des voix dans l'ombre, et Tune d'entre elles l'appeler par son nom et lui dire : « Le grand Pan est mort ! Va-t'en parmi les hommes, et annonce-leur que le grand Pan est mort î » 70 JULES TELLIER Et par la mystérieuse nuit sans étoiles, sur le chaos noir delà mer et sous le noir chaos du ciel, il y avait quelque chose de triste et d'étrange à songer que peut-être l'endroit innommé, mouvant et obscur que traversait notre vaisseau avait vu passer tous ces fantômes, et qu'il n'en avait rien gardé. Et c'est parce que cette pensée me vint, et qu'elle me parut étrange et triste, et qu'elle troubla long- temps mon cœur de rhéteur ennuyé, qu'il m'est pos- sible encore, entre tant d'heures oubliées, d'évoquer ces lointaines heures noires où je revais seul, sur le pont du navire parti de Massilia, un soir d'automne, à la tombée de la nuit. C/est encore, dans la Chambre, l'angoisse qui le prend, lorsqu'il se retrouve dans son âme abandonnée, « comme dans une chambre la nuit, où Ton rentre au retour d'un voyage ». Dans cette obscurité et dans le lamentable pêle- mêle, il n'ose se mouvoir : Et cependant niles allumettes frottées ne voulaient éclater, ni la lune sortir de son nuage — et toi qui si longtemps m'as fait errer au dehors, tu ne sauras jamais à quel point ce furent de longues minutes — des minutes stupéfaites, bourdonnantes et tumul- tueuses, toutes pleines de désir, et de crainte aussi à cause des araignées pressenties au coin des murs, — que celles où j'attendis de la sorte, sans bouger, que la visionnaire lueur de la lune me vînt guider enfin dans mes recherches à travers le désordre et la nuit d'une âme abandonnée. JULES TELLIER 71 Il faudrait pouvoir tout citer, et surtout cette merveilleuse Rerum Pulcherrirna Borna; et ce Lever de Lune en mer qui nous montre l'importance qu'avaient parfois pour le Rêveur les extériorités de cette nature qu'il chérit et qu'il hait. C'est en lisant sa relation d'un voyage de Toulouse à Girone qu'on peut mieux com- prendre l'influence de la grâce sur cet être, et comme il excelle à pénétrer au cœur des choses, à extraire d'un site observé toute la beauté, et tout le sens de cette beauté. Au reste, ce fragment d'une autre Prose en donnera une idée; si l'on observe la longueur de la dernière phrase, les conjonctions, habituellement alour- dissantes, sur lesquelles les mots s'appuient, on sera stupéfait de la musique pure qui s'en dégage à l'audition; la phrase monte, monte avec l'idée, — jusqu'aux étoiles : ... Et comme je regardais les lignes blanches des courants qui vont vers la jetée grise, il me souvint d'un soir de mon adolescence où je m'avançais seul, à travers des neiges planes qui étaient voisines d'Harfleur. J'avançais sans compagnon sur le che- min sans obstacle, dans le vide étendu en avant au- tant qu'à droite, et à gauche autant qu'en arrière. Dans le ciel vague, il y avait des chemins blancs comme sur terre : et ce qui était étrange, c'est que devant moi la sanglante planète Mars y brillait so- litaire aussi. Et parce qu'elle était le seul objet dis- ri JULES TELLIEB tinct et précis qui fût devant mes yeux ce soir-là, et que véritablement on ne percevait point d'autre but qu'elle en ces solitudes, parce qu'aussi ma marche fut moins terrestre qu'aérienne, et que ma stature était quelque chose d'unique et d'isolé entre la plaine et le ciel, il n'est pas en moi de me rappeler sans être ému le soir de mon adolescence, où il me fut donné de suivre longtemps des chemins chargés de solitude et de neige' et qui ne menaient à nul autre lieu qu'à la rouge planète Mars... (1). Toujours, dans ces pièces, on retrouvera le même Tellier, triste, un peu ironique, et las, comme las d'un voyage interminable: ... Et que m'importe que votre corps soit à moi seul, si en esprit vous ne cessez pas un moment d'appartenir à tous ? On voit, ô bien-aimée, passer par les quartiers déserts des tramways qui n'ont qu'un voyageur, mais ces tramways ne sont pas pour cela des fiacres, ni surtout des voitures de maître; et encore qu'il ait ses aises, si le voyageur unique est d'esprit morose, il sentira quelque ennui à penser qu'il pourrait ne pas les avoir, que rien là ne lui appartient, que la chance heureuse dont il jouit n'est qu'une chance et ne lui donne nul droit, et qu'après tout, comme un autre aussi bien l'eût pu faire, il est tout bête- ment monté pour ses quinze centimes. Et puis, il est toujours triste. d'aimer, quand on a passé l'âge où Ton croit l'amour éternel. (1) Plaines, JULES TfiLLlEU Car l'enfant n'y songe pas, mais le sage sait bien que le chat qu'il caresse mourra, et qu'il en cares- sera d'autres ensuite qui mourront de même, et ce lui serait un tourment s'il avait pour son chat une affection plus profonde. L'amour aussi, dans l'ordre naturel des choses, est fait pour vivre moins que l'homme dont il habite le cœur, comme les chats qui habitent nos maisons pour mourir avant nous; et rien n'est plus triste que cette disproportion fatale entre la durée de notre existence et celle de ce que nous mettons à plus haut prix qu'elle (1)... La plus caractéristique de ces proses est cette brève pièce, l'Araignée^ si déchirante sous son apparente douceur, qu'auprès d'elle les invectives et lamentations romantiques n'apparaissent que boursouflures. — Je me suis aperçu bien vite que ma chère bien- aimée n'était pas à moi seule, et elle-même n'a rien fait pour me le cacher. Ma chère bien-aimée ne m'aime point, et elle n'airne pas non plus l'Autre, ni personne; et jamais le souci d'un être ne l'a troublée dans son olympi- que et ambroisienne sérénité. Pourtant elle ne se montre pas cruelle aux amours qu'elle inspire, parce qu'elle n'est pas méchante, et qu'elle a même une assez bonne âme, et qu'il ne lui manque vraiment que d'avoir un cœur; et aussi, (1) Discours à la Bien-Aimée, JULES TELLIER parce qu'elle ne trouve point ce monde-ci amusant, et que ce que les gens dénués de philosophie appel- lent péché ou cri me lui apparaît comme une façon un peu moins fastidieuse que les autres de passer le temps. Ma chère bien-aimée n'a point renoncé pour moi à mon rival. Et pourquoi l'eût-elle fait? Elle m'avait cédé par bonté pure; et si elle recevait un pauvre à sa table, était-ce une raison pour qu'elle en chas- sât l'ami qu'elle avait d'abord invité ? Ainsi elle eût raisonné, calme et douce, si j'avais insisté pour qu'elle me sacrifiât l'antérieur amour. Mais voici que le calme de celle que j'aime a fini par me gagner, et la pensée de l'Autre ne me jette plus en des crises de romantique jalousie, mais plu- tôt il est pour moi comme une de ces nécessités tristes vaguement et répugnantes un peu, mais qu'on subit tout de même en s'efforçant de n'y plus songer. Et parce qu'il faut se résigner à des choses, en cette vie imparfaite et transitoire, je mange mon amour encore que j'y aie trouvé cet intrus, comme, clans un repas en mer, on mange sa côtelette encore qu'on y ait trouvé une araignée, — parce que ce sont les bêtes du bord. ...Ainsi se plaignait cette âme tourmentée et inégale, en qui revivait l'âme des barbares Northmen, — âme trouble et rêveuse, qu'un rapide lever de soleil espagnol choquait au point de lui faire écrire: Il doit manquer, et il manque en effet, quelque JULES TELLIER 75 chose de trouble et de profond à la poésie des peu- ples chez qui le jour se lève ainsi (1). Ah! comme, avec la volupté de l'indéfini et la beauté des brumes, comme il comprenait le mystère des choses, ce Tristan Noël qui notait un soir d'angoisse : Il y a des heures où je m'effraie de me sentir ainsi à tâtons dans le noir du destin, et où je n'ose faire un mouvement, de peur de blesser quelque chose dans le mystère. Et cependant cette âme nordique où sem- blent s'agiter « l'eau informe et multiforme, la mer immense, tumultueuse et verte », était aussi la plus claire, la plus nette, la mieux ordonnée : il aimait la nuit, mais il avait hor- reur de la confusion; nul mieux que lui ne comprit l'âme latine et l'âme grecque, nul mieux que ce fin lettré ne goûta les écrivains antiques. Ces étranges amours contradictoires, — attirance et crainte de la nuit, enivrement et blessure du jour, — donnent non seulement la clé de ses jugements littéraires, mais la clé de sa façon de comprendre la vie. « Le mal dont vous mourez, c'est de ne pas voir les choses », lui disait la Bien-aimée. — Si, Tellier les voyait, mais pas comme tout le monde et ce (1) Voyage de Toulouse à Girone (Reliques). : -g JULES TELLIER qu'il prit pour une indépendance MArtuUJ n'était qu'un asservissement de plus. Qui dira Tes souffrances de ces complexités que forment trop souvent les croisements de races et W| niable séduction exercée sur ceux quelles de concertent le plus ! Quelles mystérieuses fusions de sangs s e- taient produites en des temps ancestraux pour mêler ainsi, chez ce llavrais, l'amant du sole.l, rî: clarté! des vers impeccables «™Z$ l'enfant alangui qui notait au bas d une page . T'ai souvent rêvé que ce serait une chose belle, nuit. Et lente, lourde, impénétrable, la nuit venue- . \u bord d'uue allée déserte (1), le buste d bronze vert dresse son étroite masse sombr, Ts rires passants ne jettent pas même u coup d'œil sur ce poète dont ils ne Use* J mata un vers. Le crépuscule ^^J^* deS iours froids enveloppe tou es choses, c'iti peine si, sur le ciel pâli, les arbres Hocb, au Havre. JULES TELL1EK 77 Lâchent nettement leurs squelettes noirs et grêles, d'une élégance sèche. Le silence et la solitude tombent avec la pluie; je distingue encore dans le jour noir le fin visage aux arêtes précises, les yeux caves, si tristes d'avoir contemplé tant de choses fuyantes. Alors un vent inspirateur de luttes, de courage et d'ardeur semble siffler autour Je nous, défier la tristesse ambiante, — et voici que la voix morte résonne, assourdie et déses- pérée, pour glacer à jamais au fond des cœurs les révoltes juvéniles : J'ai dit à la Nature : — O Nature, tu m'as donné le don de juger la vie, et qui la juge n'est pas fait pour elle. J'ai cherché partout la justice, et je ne l'ai trouvée nulle part. J'ai regardé en moi, et j'ai vu que tout mérite m'est impossible, car ce sont mes sentiments qui Font mes actions, et ce n'est pas moi qui ai fait mes sentiments. J'ai regardé au dehors, et j'ai vu que pus les êtres souffrent et font souffrir, et que cha- un d'eux est l'instrument du destin en même temps e sa victime. Et j'ai compris que la douleur est ton ence et que le meurtre est ta loi, et que nul ne t se flatter de rien ôter d'appréciable à la somme mal universel. Je n'étais pas fait pour le plaisir : rrs epeux plus m'en consoler par l'orgueil. Puisque ne peut être bon ni mauvais, et que nul aussi ne t faire de bien ni de mal, puisque les sentiments JULES TEL LIER sont indifférents et que les actes sont inutiles, tout est vain pour moi et je n'ai plus qu'à mourir. Et la Nature m'a dit : — Meurs si tu veux. Qu'importe à l'espace qui n'a pas de limite, et au temps qui n'a pas de fin ? Demain, ceux-là mêmes qui croyaient t'aimer ne sauront plus ton nom ; et les globes qui tournaient tourneront encore, et ne s'émouvront pas autre- ment (1). Mais, ô Tristan Noël, nous ne voulons pas de votre cri de découragement ; vous qui ré- pétiez avec Léopardi : « Il est deux belles choses au monde : l'Amour et la Mort », vous n'avez plus le droit de stigmatiser l'amour. Nous sommes venus à vous parce que vous aviez pleuré et que vos grandes phrases harmo- nieuses faisaient vibrer en nous des cordes nouvelles. Du cerveau, l'émotion descendit jus- qu'au cœur. Parce que vous avez pleuré, et parce que vous avez écrit de belles pages, votre nom demeure en nous et votre œuvre rayonnera dans le temps, comme ces globes, objets de votre anathème, rayonnent maintenant dans la nuit sombre. (1) Fin du manuscrit de Tristan Noël. 5113. — Tours, Imprimerie E. Arrault et Cu. La Bibliothèque Université d* Ottawa Echéance The Library Univers! ty of Ottawa Date due v. w CE PC 2l •E45Z6 IS22 C02 CHARASSÛN, ACC# 1241678 H FULES TELLIE